Violence et changement : la nécessité d'une approche systémique

            Marie-Noëlle SARGET
            Tel/fax : 01 60 46 01 29
            e-mail : sarget@atacama.ehess.fr
 

        Tout d'abord, je voudrais dire que le thème qui fait l'objet de cet
exposé est si vaste et si complexe que je ne peux  prétendre qu'à défricher
un peu quelques aspects de la question.
        Il est clair qu'il peut y avoir d'autres causes à la violence que
le changement, et que seuls certains types de changement entraînent la
violence. Analyser les relations entre changement et violence suppose donc
une définition des  types de changement et des types de violence
impliqués.
        La violence est toujours un processus interactif entre deux entités
individuelle ou collective, ou plus ; elle peut être analysée comme un
système de relations entre des sous-systèmes, et intéresse à ce titre la
systémique.

        J'essaierai donc dans cet exposé
        1/ De préciser la nature des changements et des actes de violences
pouvant  entrer en interaction
        2/ De mettre en évidence la nécessité d'une approche systémique, à
la fois analytique et thérapeutique de ces processus, dans différents
domaines (psychologie, politique, banlieues...).
 

        1 - Changement et violence
 

        Au premier abord, la question qui fait l'objet de ces journées
paraît réductrice et mal posée : il est en effet possible de la retourner :
Est-ce le changement, ou, au contraire, l'absence de changement, qui peut
entraîner la violence ?
        Il n'est pas possible de répondre à cette question tant que l'on en
reste à des abstractions  ou à des généralités : celà dépend des cas !

        En effet, tout dépend de quel changement il s'agit. De multiples
changements sont positifs pour ceux qui les subissent, et bien acceptés.
D'autres sont négatifs, et peuvent être ressentis comme une agression. Tout
changement requiert une adaptation, ce qui peut entraîner un stress, un
effort, une difficulté. Il est une perturbation, pouvant donc, dans
certains cas déboucher sur la violence. Ce stress peut être observé même en
cas de changement positif pour les intéressés.
        De même, possibilité de distinguer des types de violence, selon ses
causes, ses manifestations et ses buts. On peut distinguer, par exemple,
différents types de violence suivant ses buts, plus ou moins "altruistes":
elle peut être utilisée pour défendre ses propres droits, une noble cause,
ou pour commettre un acte sadique. On peut aussi distinguer l'expression de
la violence selon le domaine ou elle se situe:
- dans les rapports entre individus, son étude relève de la psychologie
- dans les rapports entre les groupes sociaux, elle relève de la sociologie
- dans les rapports entre états, elle relève de la science politique.
Ces différents types de violence présentent des points communs, mais aussi
des différences qui peuvent susciter la réflexion: par exemple, la violence
est-elle aussi , en politique, une pulsion non contrôlée ?

        Il semble que la violence individuelle ou collective se rapproche
de la pulsion dans le cas où elle est causée par un changement dans le
contrôle social , permettant la libération de pulsions jusque là réprimées

        - réduction du contrôle social ( anomie : absence de règles) : cas
des jeunes français, anglais ou allemands à l'étranger ; jeunes des
banlieues par rapport aux jeunes des villages d'antan ; lieux clos où peut
s'exercer librement sur des gens sans défense le sadisme de petits-chefs
par ailleurs excellents pères de famille : écoles, prisons, hopitaux, camps
de concentration, etc...
        -  transformation du contrôle social : lorsque de nouvelles normes
autorisent, toujours au nom d'une cause supérieure à l'individu, des actes
de violence,  au nom  de principes ou de groupes d'appartenance  tels que
la Religion,  la raison d'Etat,  la Patrie, le Parti,  la Famille, etc.  Le
processus est  pervers, parce que les leaders utilisent d'une certaine
manière la conscience morale ou professionnelle des individus pour leur
faire commettre des actes qu'ils ne commettraient pas spontanément : cas
typiques d'Eichman ou de Papon,   mais aussi des SS, du KGB, ou du PC
chinois, et des tortionnaires de tout poil. C'est le cas également de la
guerre. Chacun dira ne se plier à cette regrettable obligation que par
devoir... La violence reste alors contenue dans les limites de la nouvelle
régulation.
        - cas mixtes, où à la fois relâchement et transformation du
contrôle social : cas des guerres civiles du Liban, Bosnie, Kosovo, guerres
africaines, ou situation du type de celle que décrit Taslima Nasreen dans
son livre Najja : le devoir est désormais de lutter contre l'autre -
l'ancien voisin ou ami de religion ou d'ethnie différente - devenu l'ennemi
à abattre. Mais le relâchement du contrôle de l'Etat  comme de l'armée sur
ses propres partisans libère en même temps les pires instincts : vols,
incendies, viols, assassinats, tortures sauvages deviennent monnaie
courante.

        Il semble par ailleurs que la violence s'observe surtout en cas de
changement ressenti comme négatif : Une perte d'une situation favorable ou
d'un avantage que l'on croyait acquis entraînera souvent la violence, qui
peut alors avoir plusieurs sens :
- une tentative pour récupérer par la force ce qui a été perdu
- un châtiment des présumés coupables de cette perte, qui peut se retourner
contre la victime elle-même : un homme abandonné par la femme qu'il aime
peut chercher à la tuer, tuer son nouveau partenaire, mais aussi se
suicider...
Dans certains cas, les comportements racistes peuvent s'expliquer ainsi par
la crainte de perdre une position dominante.

        Par ailleurs, une situation ressentie comme mauvaise et condamnant
la victime à une situation de non changement, de non évolution, peut
entraîner une explosion de violence due à l'accumulation des frustrations,
à une violence-désespoir, qui pourra alterner avec des phases d'abattement
:
        -  cas des prisons
        - cas des jeunes des banlieues enfermés dans leur condition, le
chômage, etc.
        - cas des personnes sachant mal communiquer ou marginalisées, et
donc ne pouvant obtenir les changements souhaités.
        - cas des femmes, avant, quasiment obligées par l'absence de
divorce d'empoisonner leur mari si elles ne voulaient plus vivre avec lui
...

        La même situation pourra entraîner une violence-stratégie, c'est à
dire une violence calculée, dans le but de modifier une situation par la
force, soit pour rectifier une situation vécue comme injuste, soit pour
conquérir un nouvel avantage : cas observés dans les rapports de force
politique d'ordre interne ou externe
        - terrorisme/répression politique
        - guerres de conquête
Là, il ne s'agit plus d'un changement entraînant la violence, mais
d'utiliser la violence pour obtenir un changement.
La violence-désespoir peut d'ailleurs aboutir aux mêmes résultats que la
violence-stratégie , et parfois plus rapidement : cas des voitures volées à
Brunoy, ou de l'intifada des palestiniens.

        Autrement dit, la violence peut viser à défendre, effectivement,
l'équilibre d'un système jugé favorable contre une agression,  mais aussi à
modifier par une agression l'équilibre d'un système jugé défavorable ; la
violence témoigne alors des rapports de force existant entre les individus
et les groupes, et d'une perte de légitimité et/ou de pouvoir de répression
de l'ordre établi.
 

2 - La nécessité d'une approche systémique
 

        Car la violence n'est qu'un moment dans des processus d'interaction
complexes.

        1- Complexité de la violence en psychologie, où elle se définit
comme une pulsion non contrôlée. Mais cette pulsion est ambivalente, et pas
seulement négative : l'incapacité de la violence entraîne l'incapacité de
se défendre, de satisfaire ses désirs contre ceux des autres, et conduit à
la neurasthénie. Dans certains contextes, la violence a pour fonction de
permettre à la personne ou au groupe de s'affirmer, d'exister : c'est le
cas des jeunes noirs des banlieues qui mettent à fond leur musique dans les
lieux publics, des taggeurs.  Exemple du Liban où le fait de pouvoir
répondre à la violence reçue aurait  limité les dégâts psychologiques par
rapport au cas du Chili, où la gauche n'avait pas les moyens de riposter.
         Complexité des situations : cas de Jackie : fascinée par la force
et la violence d' hommes qui se révèlent toujours par la suite violents
envers elle. La même violence la terrorise quand elle se retourne contre
elle, à la suite de ses provocations verbales. Le psy dira qu'elle est
attirée par le fait que ces hommes extériorisent leur  violence, alors
qu'elle-même n'y parvient pas.
        Une grande partie des cas individuels de violence montrent qu'elle
est le fait d'individus ayant eux-même souffert de violence et la
reproduisant.  Celui qui a été élevé dans un climat de violence a tendance
à la reproduire  sans cesse autour de lui. Cas où l'amour a besoin de la
violence physique pour s'exprimer (gifles à un enfant, par exemple ; idée
de "qui aime bien châtie bien"). Le comportement sado-masochiste de
l'adulte serait dû à des sévices physiques sur l'enfant.

        2 - Même complexité dans le cas de la violence politique : une
partie des faits de violence armée sont menées au nom de la "justice" ou de
"droits" bafoués, donc justifiés par leurs auteurs par des violences
antérieures :
        - principe des nationalités, droit à un état
        - rectification de frontières
        - réunification des allemands, même, pour Hitler, et mauvais
traitements infligés à l'honneur national allemand après la première guerre
mondiale
        - violence "révolutionnaire" des marxistes aux terroristes style
"bande à Baader" ou "Brigades rouges"
        - violence d'Etat, exercée au nom de la défense de l'ordre public
contre ceux qui la troublent. C'est le cas notamment de la peine de mort :
l' exécution des condamnés est justifiée par les actes de violence qu'ils
sont supposés avoir commis.
        - cas particulier des violences commises sur une communauté, que
l'on venge sur une autre : ex. des hindouistes persécutés au Pakistan
chaque fois qu'on brûle une mosquée en Inde, et inversement, les
majoritaires persécutant les minoritaires dans leurs pays respectifs :
c'est le rapport de force qui distribue les rôles de bourreau ou de
victime, comme on a pu le voir également au Kosovo. Les événements de
Bosnie auraient eu le même type de répercussions croisées au Liban.

        3 - complexité des interactions entre les différentes formes de
violence : il faut considérer que dans certains cas, de simples paroles
peuvent être ressentis comme une agression contre les appareils psychiques
individuels ou collectifs, et à ce titre entraîner  une violence physique
        - cas de l'agression verbale de la femme  : si l'homme ne parvient
pas à se défendre avec les mêmes armes, il aura tendance à déplacer la
lutte sur le terrain de la violence physique où il sera en général le plus
fort.
Même phénomène aussi dans les rapports de sexe que celui évoqué ci-dessus
dans les rapports entre communautés : l'homme humilié par son patron et
incapable de riposter sans perdre son emploi, fera éventuellement payer par
des scènes ou des coups son humiliation à sa femme, le rapport de forces
étant alors en sa faveur.
        - même chose pour les contestataires et dissidents de tout bord, de
Giordano Bruno et Galilée aux opposants politiques des dictatures
contemporaines : le système social attaqué par la parole ou les écrits se
défend par la violence physique contre les individus ou les groupes qui
risquent de le déstabiliser.

        4 - La violence peut être cumulative, et, en franchissant des
seuils, changer de nature. L'événement déclencheur n'est pas forcément un
changement, mais peut être un seuil atteint dans un continuum : après avoir
demandé à plusieurs reprises à des jeunes trop bruyants d'arrêter leur
vacarme,  l'individu dérangé les insultera puis prendra son fusil.
De même, il semblerait que les tueurs en série aient souvent commis leur
premier meurtre accidentellement, puis cherchent à commettre ensuite
d'autres meurtres pour retrouver et intensifier les sensations découvertes
lors du premier.
En Colombie, où la violence est endémique depuis des décennies, les repères
moraux semblent pour le moins perturbés : ce sont, paraît-il, les mères
elles-mêmes qui, dans certains villages, élèvent leurs fils dans la
perspective de devenir un jour chefs de bande. La violence n'est plus une
transgression : elle est devenue la norme.
Plusieurs mouvements patriotiques ou anti-impérialistes à l'origine sont
devenus mafieux : c'est le cas de la mafia sicilienne, mais également
aujourd'hui de la plupart des guérillas sud-américaines.

        5 - Une approche systémique de la violence mettra l'accent sur le
fait que la violence s'inscrit toujours dans un processus d'évolution
individuel ou collectif, dont elle est la résultante. Elle doit être alors
considérée en quelque sorte comme le symptôme d'une maladie, qu'il convient
de soigner intégralement.
        C'est à dire qu'il conviendra de rompre avec les pensées
dichotomiques et simplistes qui ont régi trop longtemps les politiques de
la droite et de la gauche françaises dans ce domaine :
- pour les uns, l'homme en général et les coupables en particulier étant
mauvais par nature, l'accent doit être mis surtout sur la répression.
- pour les autres, il est intrinsèquement bon, mais perverti par la société
; il n'est donc pas responsable, il faudra  faire surtout de la prévention.
A l'opposé de ces approches réductrices, une approche systémique de la
violence  tendra à la fois à la réprimer à court terme,  et à en soigner
les causes individuelles ou sociales, à plus longue échéance ; elle
s'efforcera de remonter les chaînes d'interactions, s'attaquant aux
injustices subies et aux causes plus ou moins éloignées de cette violence.

        Conclusion

        La perspective de nos journées d'études est probablement d'apporter
une contribution à la réflexion sur la violence dans notre société, afin de
lutter contre elle plus efficacement.
Ce souci procède d'une louable inquiétude. Il ne faudrait pas cependant
tomber dans l'obsession sécuritaire et dramatiser les choses : dans la
société française, en tout cas, la violence n'est pas en augmentation, mais
en diminution depuis le 19ème siècle : le taux d'homicides n'est plus
qu'1/3 de ce qu'il était alors. Les chiffres témoignant d'une augmentation
récente concernent la délinquance des dernières années, mais là encore, la
longue durée montre une importante diminution. La politisation et la
médiatisation des actes de violence contribuent à la fois à en exagérer
l'importance, et à la diffuser. Habitant en banlieue, j'ai vraiment du mal
à reconnaître ce qui en est dit habituellement...
        Si la violence s'est réduite, la sensibilité à la violence a, au
contraire, considérablement augmenté. En réalité, on voudrait l'éliminer
comme la maladie ou la mort, comme tous les maux qui affectent l'humanité.
Elle est peut-être cependant parfois un précieux symptôme de
dysfonctionnement : souhaiterait-on un monde où les opprimés ne se
révoltent jamais ?
        On peut aussi se demander si c'est vraiment la violence que l'on
cherche à éliminer, ou celle qui semble nous menacer... Les protestations
contre la course aux armements, la gabegie gigantesque qu'elle entraîne, et
les conflits armés qu'elle alimente dans le tiers-monde,  sont aujourd'hui
bien timides. Pourtant, cette violence là est en croissance exponentielle :
historiquement, les guerres sont de plus en plus meurtrières, et la
connaissance scientifique a été très largement mise au service de
l'augmentation des capacités de destruction. Et aujourd'hui, c'est la
guerre à O morts que l'on vise, mais pour notre camp. Comme si les morts
des autres  n'avaient, après tout, aucune importance dans notre
appréciation de la violence...

                                        Bibliographie

        - Pierre Karli : L'homme agressif, Odile Jacob, 1987
        - Yves Michaud : La violence, Que sais-je, PUF, 1999