LE ROLE DE LA VIOLENCE IDENTITAIRE DANS LE RACISME

Essai d'anthropologie sociale systémique

 

H. Rouah-Danon

Journées AFSCET sur La violence

Moulin d’Andé, 18-19 mars 2000

 

 

Le terme "racisme" apparaît en 1935, en rapport avec l'Allemagne nazie, Etat racial.

Depuis, dans nos sociétés démocratiques, il s'utilise pour désigner, dans une idéologie de l'exclusion, voire de l'extermination, l'intolérance – de la plus banale à la plus tragique –, qu'un groupe humain éprouve à l'égard d'un autre, en sa différence.

 

Pour expliquer le surgissement de cette intolérance nous possédons plusieurs analyses :

-            l'analyse psychologique, celle d'une violence innée en un individu ou en une foule ;

-            l'analyse sociologique, celle d'un "numerus clausus" au-delà duquel s'éveille la violence identitaire en réaction à un sentiment de menace ;

-            l'analyse marxiste, celle qui explique par l’économie de crise.

 

Ces causes, à savoir la violence naturelle – haine primordiale ou l'impossibilité de supporter l'autre au-delà d'un certain seuil numérique, ou, en cas de tourmente économique, l'index pointé sur ceux qui "viennent manger notre pain", sont à prendre en compte mais ne se vérifient pas toujours.

Exemples : L'essor économique de la fin des années 50 n'a pas empêché les "ratonnades" contre les nord-africains. Quant à l'absorption d'ethnies au-delà d'un nombre conséquent, le monde méditerranéen l'avait fort bien réussie.

 

Les causes généralement Invoquées semblent d'un déterminisme trop étroit, trop linéaire, et par là même deviennent prétextes. La question est alors : qu'est-ce qui fait que ces prétextes à mésentente au lieu de s’articuler – le moment difficile venu – sur un désir d'aménagement de l'existence commune s'articule, au contraire, sur un "rejet" de l'autre en son identité.

Causes, prétextes, effets passionnels ou dangereux, ne seraient-ils que les variantes d'une mise en scène, celle de la cassure indépassable , parce qu'anthropologique, entre identité et altérité au sein d’un système qui les rend inséparables ?

 

En gros : identité a pour racine "idem", du latin "le même", conscience permanente de soi. Non pas cogito cartésien ou conscience sartrienne mais référence à une origine : le nom, la filiation, le statut, les apports exogames ou migratoires... autant de facteurs généalogiques qui déterminent une conscience d'appartenance, riche, dès la naissance, de significations projetées sur un lieu, une terre. Parce que une telle terre donne sens et émotion, elle est "sacralisée".

 

L'altérité, elle, sera tout ce qui dans l’univers est confronté à cette conscience mais que, paradoxalement, elle utilise pour se définir par rapport à lui et le définir par rapport à elle. Tant il nous est enseigné de Platon à Lacan, que nous ne pouvons contempler le signe visible de notre identité que dans le miroir nous renvoyant du dehors notre propre image. Reflet du reflet puisque nous sommes à la fois le même de nous même et l'autre de quelqu'un.

Ce tout de l'univers auquel l'homme se confronte, il l'a, depuis peu, scientifiquement classé en règnes, espèces, genres. Humain s'oppose à animal, végétal, minéral. Il utilise l'opposition animé/inanimé ; réel/irréel... etc. Mais "humain" comprends aussi les autres hommes. Comment classifier l'altérité du semblable ? Il faut tout de suite dire que la notion d'espèce humaine comme ensemble de même nature, est d'apparition tardive dans le temps et délimitée dans l'espace. Cette généralisation est inconnue du monde archaïque et de l'antiquité classique. Là, pas d'entité humaine abstraite, seulement des communautés structurées par deux points forts :

-           une mémoire du passé : une histoire, une langue ;

-           un souci de perdurer en tant que groupe : des commémorations du mythe fondateur, pour le réactualiser, autour d'un totem, de divinités d'un blason, d'une date laïque,... rituels consacrant le lieu du groupe, sa cohésion et la légitimité de son code comportemental.

 

L'altérité sera, alors, géographique, ethnique, langagière, mais également de travail ou d'idéologie. Quel que soit le domaine envisagé, l'autre aura d'autres références à son être. Elles se manifestent dans des croyances, des attitudes, un savoir-faire, une logique, un art, des actes,... dans une culture. Si le mot "racisme" demeure, alors que rien dans l'état actuel du savoir ne permet une hiérarchisation des races, c’est qu'il est devenu le symbole d'un système où la diversité des cultures est répertoriée en termes de supériorité et d'infériorité, oubliant que les cultures ne sont que les signifiante d'une adaptation longue et maximalisée à un environnement spécifique. L'occident ne compare-t-il pas les cultures qui "progressent" par évolution toujours plus positive des sciences, de la technologie, du taux de croissance, du niveau clé vie… aux cultures qui "stagnent" parce qu'elles ne sont pas mues par l’aiguillon de la modernité, c'est-à-dire du changement recherché pour lui-même. L’Occident est devant des manières de vivre et de penser qui lui sont simplement "étrangères".

 

Cela n'est pas nouveau. Nous savons que tous ceux qui ne parlaient pas grec étaient "barbares" pour les Grecs. Même distanciation linguistique faisant de l'autre, du Slave, un "muet" (niémetz).

 

Ne pas comprendre une langue a conduit à refuser qu’elle fût sous-tendue par une structure de l'intellect, a fortiori par une spiritualité Elle devient le parler des "sauvages". Étymologiquement barbare se réfère au "bégaiement" des oiseaux, et sauvage à l'enchevêtrement de la forêt. Celui qui met à distance méprisante se vit dans un monde de règles. Celui qui est rejeté l'est dans un lieu inorganisé, en dehors de la "civilisation".

 

Telle fut, par exemple, la représentation de la "brousse" pour les administrations coloniales. Celle régissant la Nouvelle-Calédonie avait doté les habitants de cette connotation : les Canaques, sauvages issus de la brousse ; les Caldoches, ou "européens de brousse", parce qu'elle les avait rendus frustes. Or pour le Canaque même, l'homme de la brousse (Kamo xe ne dewi) est l’homme sans origine, bâtard, sans valeur.

 

Pourquoi sans origine équivaut-il à sans valeur ?

 

Si le monde archaïque ignore – comme nous l'avons dit plus haut -- les catégories généralisantes (civilisation, culture, religion,..), il désigne cependant l'humain. À la différence qu'humain dépasse le règne physique, le contour corporel, anatomique et physiologique de l'individu pour se situer uniquement dans des perceptions affectives et esthétiques, c'est-à-dire sociales Comme dans la "timè" grecque, la beauté, la bonté, la pudeur, le courage, la réciprocité des marques de respect,..., sont les vertus affectées à l'humain, celles qui pour le Canaque constituent la sociabilité, principe des relations entre personnes, valeur première de la vie en son authenticité. Vie marquée au sceau de son appartenance car la valeur transformant l'individu en être humain lui a été dictée par son groupe d'origine.

Aussi l'homme de ces sociétés sera-t-il indécis devant quelqu'un qu'il ne peut situer. Est-ce une apparition, un mort, vivant invisible ? Les exemples ne manquent pas :

- Relatant l’expédition Cook sur les côtes calédoniennes, le naturaliste Forster écrit “ Si nous leur parlions ils nous répondaient. Autrement ils ne faisaient pas attention à nous. ”

- Dans le même sens, mon amie J. Roumeguère, ethnologue africaniste, me racontait que lors d'une expédition dans le désert du Kalahari, poursuivis par des lions, ils se réfugièrent dans un campement de bushmen. Elle disait: “ Non seulement ils ne nous prêtaient pas attention, mais pour eux nous n’existions pas. ”
Et ce jusqu'au moment où son mari se mit à fumer et leur offrit du tabac. L'offrande est comme la parole le langage social par excellence, la porte ouverte à la réciprocité du geste, celle qui fait des protagonistes des humains.

- Il y a encore une dizaine d’années, pour me présenter la première fois dans une tribu, il ne suffisait pas de m'annoncer. Je devais être accompagnée d'une personne susceptible d'assurer que l'ensemble de nos deux Individualités était une présence humaine, présence reconnue par l'échange des présents. Tant que ce protocole ne me donnait pas une place dans le village, la réserve était hostile. Car l'étranger non appréhendé par un comportement social est comme le mort (qui, lui, a perdu sa fonction sociale) un vivant inauthentique : c'est-à-dire pouvant disposer d'un pouvoir néfaste. Il reste dans un minimum d'identité : "vivant" (car c'est encore la vie qu'un Mélanésien perçoit dans ce que nous appelons la mort) mais dans un écart différentiel impossible à combler : "inauthentique".

 

Remarques :

1) Ce double aspect (authentique/ inauthentique) ressortit d'un mode de connaissance qui ne définit pas les êtres, les éléments, les choses, en leur nature physique propre. Par contre il donne avec beaucoup de précision les caractéristiques de chacun à l’aide d'états contrastés. Il est alors normal dans ces cultures (qu'on a appelées de la honte et de l'honneur) de s'attribuer les qualificatifs favorables, les aspects valorisants, pour laisser à l'autre, inconnu ou voisin, les attributs péjoratifs : toute identité ne prenant sens que par opposition complémentaire d'éléments en réciprocité opératoire des deux côtés d'une frontière, limite d'un village, d'une langue, d'un peuple…

Cela n’empêchera pas d'échanger, de s'allier, ou de se combattre. Nous comprenons aussi pourquoi chaque groupe s'est nommé du mot "homme" (Canaque vient du hawaïen Hanac qui signifie Homme)

 

2) Le "rejet" prend donc place dans un système connotatif (celui de l'humain) qu'il faut se garder de rigidifier.

Dans le Pacifique sud, homme et animal, végétal ou minéral sont traversés par la même vie, par le même principe vital. Doter celui qui n'est pas de ma société d'un vulgaire nom de bête n'est pas pour autant le situer dans une catégorie inférieure à l'échelle de la nature. C'est dire ce qu'il ne me plairait pas d'être, ce que je désapprouve dans les repères de l'autre. Nous gardons des réminiscences du procédé lorsque les anglais appellent les français "froggies" : ils ne disent pas que les français sont (définition) des grenouilles ils disent que les français sont dégoûtants (attribut péjoratif) parce qu'ils mangent des cuisses de grenouilles. La désignation péjorative agit comme une caricature pour maintenir l'écart différentiel indispensable à la connaissance de moi.

En d'autres termes, et à ce stade, pour se nommer, il faut nommer l'autre, c'est-à-dire se percevoir dans un espace qui reflète, par opposition, l'espace que l'autre occupe en signification symbolique plus qu'en réalité physique. Lorsque les deux se superposent, comme dans la culture islamique, l’injure visant la religion devient insupportable.

 

L'identité (l'appartenance) et l’altérité (l’étrangeté) vont se déterminer dans un jeu d’espaces dont la teneur sera toujours fonction d'un espace déprécié Un mythe nous raconte la finalité de cette fonction. Les Ojibwa, indiens du Canada, considèrent cinq de leurs nombreux clans comme étant les plus originaires. Cinq clans remontant à six êtres surnaturels, anthropo­morphes, sortis de l'océan pour se mêler aux hommes. L’un d'eux avait les yeux bandés avec interdiction de regarder les indiens. Ne contrôlant pas son désir (i.e. incapable de respecter la règle) il souleva le bandeau, son regard tomba sur un indien qui en mourut foudroyé. Il avait en dépit des bons sentiments qui l'animaient, un regard trop fort, donc une violence néfaste. Ses compagnons l'obligèrent à retourner au fond de l'eau, et purent ainsi demeurer avec les habitants, les pourvoir en bénédictions et prospérité en leur procurant une origine, celle des cinq grands totems : poisson, grue, plongeon, ours et martre.

 

En ce qui concerne notre propos nous comprenons que pour nommer l'appartenance (totem se traduit par "de ma parentèle"), c'est à dire pour donner les caractéristiques propres à mon groupe, il faut nommer l'animal qui possède au moins la caractéristique la plus pertinente. Mais il faut aussi représenter distinction inter-clanique, l'écart différentiel. Faire de la place pour l'écart est rendu par le renvoi dans son propre lieu d'origine, l'océan, espace chaotique, de celui qui a désobéi à la règle, l'étranger néfaste.

 

3) En conséquence toute stratégie pour se penser implique paradoxalement une continuité et une discontinuité à autrui. Ce qui se vérifie. La diversité des cultures tient à la volonté des sociétés en contact étroit de se différencier les unes des autres. Je donnerai en exemple les Juifs égyptiens des quartiers populaires parlant un français incorrect pour se différencier des arabes dont ils menaient par ailleurs le même mode de vie. Je citerai la Nouvelle-Calédonie où 60 000 autochtones se partagent 28 langues, et où il était impossible de faire une étude "statistique".

Quelle est la proximité communautaire la plus grande ? Celle de l'étranger en situation d'immigré. Ce que dans le langage courant nous nommons "racisme" se rapporte essentiellement aux minorités installées dans une communauté d'accueil. Ce terme ne s'applique pas aux guerres, bien que pour envoyer des armées au combat il faille leur inculquer la haine de l'ennemi : le conflit guerrier est attaque au défense d'une possession et comporte un code qui oblige au respect des protagonistes. Autre est la situation de l'étranger expatrié pour des raisons historiques diverses. Comment lui parler ? Comment se comporter envers une présence perturbatrice quoique minoritaire ? Comment intégrer sa différence en gardant au système intégrateur sa stabilité ?

 

Pour sortir de l'expectative le Canaque donnait à l'étranger un champ, une femme, parfois une chefferie. En retour, "l'autre" devait manifester sa soumission à ceux qui, avec un rôle social, lui fabriquaient une identité locale – (prélude à nos discussions sur le Code du Travail et le Code de la Nationalité ? –. L'Océanien pratique facilement le métissage tant qu'il perçoit dans le comportement de l'étranger une réciprocité, c'est-à-dire une attitude non pas semblable à la sienne (puisqu'il possède une origine différente), mais équivalente à la sienne en civilité. Lorsqu'en 1984 je demandai à J.M. Tjibaou, alors conseiller de gouvernement à Nouméa, si, en dehors de toute procédure, les Canaques voulaient vivre avec les Caldoches, il répondit : “ Garder ou renvoyer des invités dépend de la manière dont ils se comportent chez toi. ” Réponse toute symbolique car nous sommes toujours dans un univers mental où la caractéristique péjorative reste métaphorique. L'étranger est alors susceptible de comprendre les us et coutumes de son nouvel espace, et l'autochtone d'accepter une différence qui ne l'agresse pas, et même de la rechercher. Je rappellerai à ce sujet les nombreux écrits, colloques, romans, sur la ville d'Alexandrie (Égypte) devenue référence inconsciente pour parler de communication réussie dans une société multiculturelle.

 

4) Les choses se compliquent, deviennent plus difficile à supporter, à vivre, lorsqu'on passe d'une distinction par métaphores à une discrimination par concepts, le concept étant la représentation abstraite et généralisée d'un être à l'aide d'une définition de sa nature intrinsèque. Dire dans ce contexte que le Tzigane ou le Noir s’apparente à I’animalité –(Voltaire pensait que les Noirs étaient des "animaux" et les Juifs des "animaux calculants" – les renvoie à un référentiel hors du langage, une espèce existante, une classe inférieure.

L'historien J. Legoff Illustre le passage de la distinction à la discrimination. Des anecdotes, les "exempla", lues en prêche au XIle et Xllle siècles, mettent en scène Juifs et Chrétiens dans la vie quotidienne. Sans que rien d'atroce ne soit dit à propos de l'un d'eux, il ressort que, en regard de l'attitude chrétienne, le Juif est l'homme de la fausseté religieuse, de l'erreur. Par là même, il appartient au groupe des infidèles, originaire d'un espace impur. Transportant cet espace avec lui (comme l'océan était l'espace matriciel de l'être néfaste aux Ojibwa), il devient légitime de le plonger dans la honte, de lui interdire la pureté de l'espace chrétien, espace sacré de l'Eglise qu'il profanerait en y pénétrant. Une seule chose pourrait l'absoudre : la conversion. S'il y a un moyen de rattrapage c'est que la société chrétienne de l'époque cherche des âmes à convertir, et de plus elle a besoin de la conversion des Juifs pour accomplir la fin des temps. S'il est sujet à baptême, le Juif ne peut être qu'un pauvre pêcheur et non un démon.

 

Néanmoins, face à l'échec de la conversion et à l’éloignement de l'horizon eschatologique, des pratiques se mettent en place (port du chapeau jaune, assignation à quartiers de résidence, contrôle des déplacements...). Elles fourniront un dossier tout prêt à "rejet" radical lorsqu'on passera de la polémique anti-judaïgue (opposition des origines religieuses) à la polémique anti-sémite (opposition des origines raciales).

Les avancées de la biologie au siècle des Lumières (XVIIIe siècle) amorcent ce changement. Petit à petit les qualificatifs attribués aux uns et aux autres ne seront plus à usage de désignation, de connaissance de soi par opposition à l'autre (avec ce frémissement "cocardier" de se croire le meilleur). Les qualificatifs seront les caractères réels, innés et Immuables d'une nature, celle de l'autre incarnant le Mal.

Ainsi Ch. Linné affirme “ l’homme blanc ingénieux et inventif, l'homme rouge rebelle et irascible, l’homme jaune orgueilleux et avare, l'homme noir paresseux et né pour l'esclavage ”. La "pureté" et l’"impureté" ne dépendront plus de l'origine culturelle mais raciale. Les oppositions ne le seront plus entre espaces réversibles mais entre espaces antinomiques parce que de natures Inconciliables. Pour celui qui y croit, l'objet de son rejet doit demeurer inconvertible. D'où l'interdiction des sangs mêlée : dans la société esclavagiste la dénomination "mulâtre" laissait entendre la stérilité d’un descendant d'une union blanc-noir, comme celle du "mulet" dont il tirait son nom. Pour Léon Poliakov, spécialiste d'études sur le racisme : “ C’est lorsque les idéologies s’adossèrent à la science que vint le temps des grandes tueries ”.

 

Les facteurs d'aggravation du racisme furent de deux ordres :

- social : par le développement urbain qui favorise une mixité non désirée. On tentera de l'endiguer par la construction de ghettos en ne laissant aux étrangers que des professions considérées honteuses, qu'on leur reprochera par la suite (l'usure pour les Juifs).

-            intellectuel : par la théorie de l'évolutionnisme : l'humanité est une mais évoluerait par paliers en rapport avec les "progrès" des sciences, de la technique, de la moralité. L'enfance de l'humanité correspondrait à l'état des "primitifs", sa maturité à nos sociétés occidentales qui seules méritent le qualificatif de "civilisées".

 

Nous sommes passés d'un mode de pensée qui juxtaposait des espaces qualitativement différents à un mode de pensée qui découpe un espace homogène en niveaux classés selon une hiérarchie.

Les espaces qualitativement différente permettaient connaissance des êtres, du monde et de soi, de l’un par l'autre, dans une alternance de respect et de dénigrement. L’espace homogène, au contraire, rationalise la connaissance de l'un par élimination de tout ce qui n'est pas lui. Sur un mode de violence identitaire "douce", l'élimination de l'étranger se traduit par l'obligation à s'assimiler. Sur un mode de violence extrême, l'élimination est celle des purifications ethniques.

 

Violenter un groupe pour ce qu'il "est" correspond à matérialiser le "bien" et le "mal". Dans les exempla du Moyen Age, la conversion du Juif supposait une conversion possible du mal en bien, qui rendait à son tour possible l'accès de tous à un Paradis céleste, espace projeté du Bien absolu. Mais si le Mal existe en soi en une espèce précise (Juif, Tzigane, Indien, Noir...), son élimination immédiate et totale assurerait le Paradis sur terre (idéologie reprise contre les "saboteurs bourgeois" dans les pays communistes).

 

Quel fut l'antidote ? Nier les différences à partir de l'élargissement des communications planétaires. Mais l'homme incapable de reconnaître l'étranger dans sa spécificité devient étranger à lui-même. Il s'insère alors dans de nouveaux groupes, grandes entités aux contours plus flous que ceux de son origine : nature humaine universelle, citoyenneté mondialiste, sociétés sans classes... où il réclame toujours plus haut la disparition des différences et leur remplacement par une égalité formelle.

Ainsi les Droits de l'Homme ont cette force de rassemblement mais aussi la faiblesse d'oublier que la notion d'Homme ne résulte pas du seul travail de la raison : en 1983, aux Journées sur le Développement de la Nouvelle-Calédonie, un Caldoche s'adressa aux Canaques pour regretter d'avoir mis si longtemps à reconnaître qu'ils étaient des "hommes". “ A présent, disait-il, nous le savons, vous êtes comme nous, nous travaillerons la main dans la main. ” J'entendis un Mélanésien répondre : “ Parce que vous continuez à n'avoir qu'une seule définition de l'Homme ”.

L'unité de l'homme se découvre à travers des cultures qui phagocytent – chacune à son rythme – les changements en continuant à les marquer du cachet de leurs traditions. Car "I’origine est inassimilable" écrit le psychanalyste D. Sibony. L'anthropologie du Droit nous en donne des preuves.

 

Qu'observe-t-on au cours du temps dans une société devenue trop homogène sur le plan institutionnel ? Une diversification interne système des castes aux Indes à la suite de l'hégémonie aryenne; réveil des nationalités dans l'ex-URSS; revendications autonomistes des régions d'Europe; crispations des classes moyennes nationales face à la naissance d'une bourgeoisie salariée mondialiste... Sans parler des sous-groupes : classes sociales, milieux professionnels et corporatistes, sociétés secrètes, sectes confessionnelles, mafias... qui valorisent leur pouvoir et leur prestige en cultivant leurs différences, donc en les hiérarchisant. Et ce à l'infini. Par exemple, nous avons l'impression que les jeunes portent uniformément des "baskets". Or les bandes auxquelles ils s'affilient se reconnaissent aux diverses manières de nouer (ou de ne pas nouer) les lacets. Il s'établit donc, au sein d'une même société une dialectique de la diversité et de la hiérarchie qui sont les impensés du racisme.

 

Quel est le modèle de cette dialectique dans nos sociétés dites "permissives" où tout rappel à un frein réglementaire devient pour l'individu une insupportable injustice faite à sa "créativité" ? L'apparition d'un racisme dit anti-femmes, anti-jeunes, anti-homo, dans les années 70, est venu remplacer les anciens clivages différentiels. Cependant le rôle de la violence identitaire s'y trouve modifié. Une société à idéologie égalitariste repose sur la disparition des interdite communautaires (sources des différences entre groupes), la liberté individuelle devenant l'aune à laquelle se mesure l'Ego.

Voulant être soi à partir de lui-même, rejetant les repères, l'Ego va se constituer, comme toujours, dans un rapport d'opposition mais, cette fois, à celui qui, par sa seule présence, entrave sa liberté. L'autre n'est plus un opposé-complémentaire (hommes par rapport à femmes ; adultes par rapport à jeunes...) dans une recherche d'équilibre précaire avec son lot d'avantages et de frustrations, d'injustices et de compensations, l'Autre est celui dont on brigue la place hiérarchique, espace le plus puissant parce que le plus libre (ou le moins dépendant).

Ce découpage schizophrène de l'espèce humaine s'est opéré à partir de "mouvements de libération", terme guerrier emprunté aux luttes indépendantistes des peuples colonisés. Il ne renvoie plus à l'espace particulier, spécifique de l'autre, mais du même en situation d'oppression. La diversité qui distinguait une communauté d'une autre – par son appréhension de l'espace et du temps, du travail, de la nourriture, de la maladie, de la vie et de la mort – se réduit à la diversité des victimes au sein d'une d’une communauté, entre

ses membres constitutifs. Indifférente désormais au sentiments d'appartenance ethnique ou nationale (qui faisait leur fierté), les "victimes" se regroupent en catégories (femmes, jeunes, homos, drogués...) autour d'une exigence plutôt que d’une norme. Exigence projetée sur l'écran de l'universalisme : ainsi l'analyse de la vie des femmes à l'intérieur d'un système institutionnel donné sera remplacée par l'analyse de la condition féminine comme espace d'oppression partout et depuis la nuit des temps, analyse qui ne résout aucun problème concret parce que détachée du système qui lui donnait sa cohérence.

Universel, le couple opprimé/oppresseur n'est plus réversible. Il marque une coupure radicale des deux termes sans donner à comprendre leur corrélation, autrement que par un rapport de forces Un consultant en ressources humaines racontait que la tension entre générations avait pris un nouveau visage. Tout se passe comme si le stade adulte n'était plus l'avenir de la jeunesse, que celle-ci se vivait en catégorie close, immuable et intemporelle. Il ne reste aux "oppresseurs" que la culpabilité et la démagogie. La responsabilité du jeu social se trouve engluée, aujourd'hui, dans une impossible satisfaction des exigences, impossible car programmée sur un moule uniformisateur.

 

X

 

En 1977, à un colloque de Cerizy-la-Salle intitulé Ni Juif ni Grec ?, le philosophe Frank Tinland concluait : “ Le racisme que nous connaissons et qui nous fait problème, c’est celui qui naît à partir du moment où les différences ont perdu leur fondement et où se profile le risque de l'homogénéité, dont la réalisation conduirait à une forme de groupement d'ailleurs irréalisable, ne convenant pas à la condition naturelle qui est la nôtre. ”

Il voyait juste : ce qui rend sceptique sur une résolution du racisme par des arguments rationnels. Qu’observons-nous?

- que la Pologne sans Juifs garde un discours antisémite ;

- que le sondage effectué il y a quelques jours en France, montre que l’hostilité la plus forte aux étrangers se trouve dans les communes où il y en a le moins.

 

Car l'autre n'a pas à être "charitablement" accepté dans sa différence, il doit être accepté pour sa différence, partenaire d'une diatribe sans fin tant il reste possesseur du dernier mot.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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