Reconnaître et dépasser la violence ordinaire

 

Bernard BALCET

AFSCET 52 rue des Aulnes 92330 SCEAUX, France, e-mail : Bbalcet@aol.com

 

Dans cette contribution, nous proposons d'étudier, au carrefour des problèmes de société et des problématiques d'entreprise, la violence ordinaire.

Celle-ci résulte d'un déficit d'écoute face à des situations variées de handicaps ou de difficultés de management.

Nous proposerons de développer des solutions de dépassement en enrichissant l'action de terrain, en investissant dans la différence et dans l'intégration des représentations.

Mots clefs : représentations mentales, systémique, violence ordinaire, handicap, singularité, changement, mouvement, précarité, écoute, étrangeté de l'autre, dépassement,

 

1. Pourquoi ce thème ?

A partir des expériences recueillies à l'occasion des réunions de notre groupe de l'Afscet, il semblait intéressant de se pencher sur le phénomène de la violence ordinaire dans des problèmes de société comme dans les problématiques d'entreprises. En effet, en dehors des violences dont on parle dans les médias, il y a des violences peu visibles et donc difficiles à détecter et à prévoir.

Nous commençons, dans les deux premières parties, par faire part de quelques observations dans la société et dans les entreprises sans reprendre les réflexions des spécialistes et sans chercher à approfondir les notions émergentes. Ce travail de pointage fait partie de la démarche d'ensemble qui fait appel ensuite, si nécessaire, aux apports conceptuels. Ensuite, une troisième partie fait le lien entre les deux contextes société et entreprise avec leurs pistes de solution respectives pour déboucher sur la notion de zone de liberté pour l'action et la recherche.

En conclusion, nous insistons sur la nécessité de déployer une ingénierie du management qui incorpore dans sa maîtrise d'ouvrage les démarches précédentes. L'exemple des réseaux de santé est repris à cette occasion, d'autant plus que l'on y voit comment la dynamique de dépassement des situations de handicap rejoint les méthodes d'ingénierie. Les aspects pluridisciplinaires et systémiques sont très présents et permettent de venir à bout des impasses et des ruptures qui occupent aujourd'hui le champ du management.

Notons que ne sont pris en compte dans la violence ordinaire ni les violences générées dans la société par des maladies graves, ni les situations de conflit qui font partie de la vie normale de l'entreprise.

 

2. Violence ordinaire dans la société

2.1 L'écoute

L'écoute consiste ici à regarder la manière dont la personne handicapée perçoit les choses. Pour la non-voyante, les informations n'arrivent pas de la même façon que pour les voyants. Par exemple, quand elle entre dans une pièce, il lui faut balayer toutes les informations : c'est séquentiel. Malgré tout, elle se sent toujours en faute et le monde qui l'entoure lui paraît violent. En revanche, la perception autre que visuelle lui donne un autre type de sensibilité : elle est capable de dire combien il y a de personnes dans la pièce alors que les voyants eux-mêmes ont du mal à le faire. Ceux-ci n'ont-ils pas aussi besoin d'être introduits, quand ils entrent dans un nouveau local ?

Les sourds apprennent le langage des signes pour pouvoir communiquer entre eux, mais ils ont tendance à se regrouper peut-être pour échapper à un sentiment d'exclusion. Ont-ils envie de conserver leur spécificité ? Généralement, quand ça touche à la communication, ils sont mal à l'aise. Notons que la personne sourde ne prend pas l'information, on la lui donne. N'est-ce pas une situation de violence ? Les sourds ne sont-ils pas nos barbares ? Ne faut-il pas se mettre à leur niveau de langue comme avec un étranger ?

2.2. La précarité

Elle est une déstructuration économique et affective. Le problème n'est plus seulement un manque d'argent mais une désaffiliation. Si l'écoute fait face aux situations de handicap, pour faire face à la précarité, il faut gérer une rupture car le problème essentiel est l'imprédictibilité. Le SDF ressent fortement son exclusion qui lui interdit d'avoir des projets, donc de vivre, tout simplement. De plus, il souffre du regard porté, du décalage observé entre ce que dit la famille et ce qu'il vit en réalité.

Cette violence ordinaire est renforcée parce qu'on ferme les yeux sur une situation qui nous met mal à l'aise dans le relationnel. Et pourtant, changer de relation c'est changer le regard sur la relation. Mais dans la société d'aujourd'hui, le travail devient fragmentaire et demande d'avoir un profil polyvalent avec une grande ouverture d'esprit. La vie normale est-elle devenue la précarité ?

2.3. La prison

L'enfermement est une manière de punir un auteur de violence. Le projet d'installer internet dans les prisons provoque une discussion sur le cas du prisonnier. L'histoire de la manière de punir montre que les problèmes concrets signalés par des articles ou des ouvrages récents sont, à la réflexion, les plus faciles à résoudre. En revanche, restent entiers les débats sur la réinsertion, sur l'éradication de la violence et au fond sur le rapport entre la prison et la société. Le prisonnier a une vision du monde qui lui donne une passivité forte, avec cependant des besoins, somme toute, élémentaires : avoir des contacts humains, jouir d'une parcelle de pouvoir, avoir un cerveau disponible.

2.4. Le dépassement

Les SDF et les prisonniers sont à leur manière aussi des handicapés. Au delà des slogans ou des propositions classiques du type : "pour aller mieux, il faut s'occuper des déshérités", il y a lieu de rechercher des solutions d'amélioration de type : identifier l'information qui va transformer l'handicapé, le reconnaître comme être humain, lui retrouver des liens sociaux. Est-ce le moment de réfléchir aux échanges dissymétriques, de comprendre pourquoi on fait les choses, de penser aux algorithmes de coopération, au concept de filiation-désaffiliation, de profiter d'un regard autre pour progresser, d'apprendre à communiquer avec son corps, etc. ?

Les idées de réflexion et d'action ne manquent pas. Elles ne sont pas traitées ici mais la réflexion va plus loin dans le sens suivant : pour écouter, il faut se transformer, pour voir, il faut : savoir se déconstruire d'abord, savoir comprendre ce que fait l'autre, accepter la différence, s'ouvrir aux autres. D'ailleurs, n'y aurait-il pas besoin d'une profession qui consisterait à écouter, qui s'occuperait du fond ?

En réalité, la vraie transformation est de passer du handicap au stade d'investir dans la différence et de se poser des questions sur notre vie à nous, pas seulement sur celle des handicapés. Toutes les pistes semblent bonnes à explorer mais il faut sans doute aller plus loin et s'appuyer sur des approches systémiques qui poussent à dépasser les problèmes.

Un reportage récent montrait la transformation collective d'un village qui s'est mis à apprendre le langage des signes pour communiquer avec une enfant sourde de naissance. L'expression de cette solidarité s'est transformée en une dynamique positive non seulement pour l'enfant mais aussi pour chacun des habitants du village.

Il s'agit bien d'un phénomène de dépassement qui résulte d'un processus d'engagement individuel et collectif. Cette pratique peut donner de nouvelles marges de manœuvre mais trouve des limites dans les cas de handicaps lourds ou de maladie grave où il est difficile de s'extraire de la souffrance physique ou morale.

 

 

3. Violence ordinaire en entreprise

3.1. L'entreprise, le changement et le mouvement

Certains estiment que le mouvement est plus intéressant à observer que le changement. En effet, celui ci se réfère à un point A de départ du projet identifiable et à un point B d'arrivée dont l'émergence est difficile à décrire. Un flux de transformations est donc plus facile à décrire avec ses causes diverses : fusions, scissions, changement d'outils, évolution de compétences. La permanence des transformations amène à concevoir le changement comme une situation banale et récurrente. Quels sont alors les flux de transformations à décrire ?

On sait qu'organiser, c'est arriver à quelque chose. Une organisation peut ainsi être naturellement violente, même si elle est protectrice. Un changement d'organisation est souvent ressenti comme une agression car la dimension humaine a pu être oubliée. Le point de départ n'est-il pas souvent de dire : "voyons comment éliminer les résistances au changement" ?

3.2. La violence ordinaire en entreprise

Certes, sans que ce soit dit, l'être humain est "craint" car il représente une violence latente. Il ne s'agit pas de la violence ouverte des attentats ou des tensions urbaines mais d'une menace identifiée par rapport à un espace de liberté dont chacun a besoin pour "commencer à être". Ainsi, non seulement le changement est ressenti comme une agression mais aussi l'exercice du commandement. Sans nier l'ambiguïté de ces ressentis et sans reprendre les thèses de la banalisation du mal ni le thème du harcèlement moral, il est possible de montrer que, sans le vouloir, des responsables peuvent mettre en situation difficile leurs subordonnés.

N'y a-t-il pas "barbarie douce" [ LE GOFF] lorsque l'individu est sommé d'être autonome et en même temps d'être capable de résister à des conditions de travail difficiles ou de faire face à la décentralisation d'objectifs contradictoires ?

Reconnaître la violence ordinaire est donc nécessaire car le côté ordinaire fait qu'on ne la voit pas et qu'on ne peut la prévoir spontanément. Le mot même de violence n'est pas utilisé ouvertement car les conséquences semblent personnelles et les causes sont rarement identifiées. Elle peut d'ailleurs résulter d'une connaissance ordinaire en déficit d'apprentissage organisationnel.

3.3. L'étrangeté de l'autre

Le point de rencontre société/entreprise sous l'angle de la violence ordinaire peut se ramener en partie à la découverte de "l'étrangeté de l'autre" [ MADELIN] pour laquelle les réactions les plus courantes sont des manœuvres de diversion. Car la rencontre de l'autre, situation apparemment banale, provoque d'abord une régression et ensuite un apprentissage où, si tout se passe bien, les parties en présence peuvent "s'apprivoiser" mutuellement. Nous sommes au cœur de la violence ordinaire car la situation peut évoluer de différentes façons entre le conflit ou l'indifférence.

 

4. Points stratégiques pour une riposte

La violence ordinaire dans la société incite à changer son regard sur les situations de handicap et d'investir dans la différence et la singularité. Dans l'entreprise, après avoir reconnu l'existence de la violence ordinaire et avoir choisi d'en situer l'origine dans la confrontation à l'autre, il convient de voir quelle riposte est envisageable.

Les propositions qui suivent ne rencontrent pas toujours une adhésion immédiate malgré leur pertinence et leur efficacité. Pourtant, les recherches sont nombreuses autour des comportements et des explications clarifiantes sont avancées sur la maîtrise des risques, le connexionnisme, l'autonomie, le rôle de la culture, etc.

4.1. Le terrain médiateur

La violence est multiforme et la riposte est de l'ordre de la discussion avec le "terrain". Le terrain est ce qui résiste, le lieu où les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu, où les gens parlent de leur métier avec leurs dysfonctionnements. Parler de son métier, c'est se révéler à soi-même une réalité du monde sur laquelle on peut agir. Cet exercice est généralement apprécié et atténue la sensation de violence sans faire disparaître pour autant les autres violences ressenties ou incorporées.

En restant sur la situation de la rencontre de l'autre, par exemple pour "agir ensemble", il est bon d'adopter une méthode de travail qui soit impliquante et qui parte du terrain. Il faut également qu'elle soit globale pour avoir plus de chances d'arriver à un partage des représentations. Il est assez facile de parler d'une situation de terrain ainsi que des interlocuteurs qui gravitent autour. Progressivement, les gens se découvrent dans cette relation et collaborent grâce à un partage des représentations. "L'échange des répertoires" [ MOLES] peut se développer avec une certaines connivence entre une offre et une demande pluridisciplinaires.

4.2. Passage du local au global

Dès qu'il est question de méthode participative, on pense proximité et on évoque immanquablement la difficulté de passer du local au global (l'inverse n'est pas facile non plus). Dans le cas des réseaux professionnels ou des familles, le problème est encore plus tangible en raison du coté immatériel des activités. Heureusement, l'action procure un filtre qui fait évoluer les représentations et qualifie les solutions.

D'ailleurs, la méthode étant remontante, ce passage du local au global se fait naturellement car les niveaux de discussion correspondent aux niveaux des interlocuteurs. Les avantages sont les suivants : pas de temps perdu, entrée rapide dans le sujet, retour possible. Le rôle médiateur du terrain facilite ainsi le passage du local au global et donne un plus par rapport aux approches intellectuelles, celui de réussir la mise en œuvre et de promouvoir la notion de dépassement.

4.3. Zone de liberté

Il y a parfois trop de gens qui pensent à la place des autres et pas assez qui font. Sans s'interdire de cadrer la démarche, il est souvent judicieux de laisser les personnes au contact des problèmes exercer leurs talents en toute liberté et de s'abstenir d'essayer de les influencer (lâcher prise). Cependant, il serait dommage de ne pas tirer parti de l'expérience qui se développe ainsi. La violence ordinaire est un terrain d'exercice qu'il faut étudier et dépasser. Les voies de recherche sont nombreuses parmi les travaux des membres de MCX ou des membres de l'Afscet et au delà. Ces approches peuvent aider à créer les conditions de cette liberté et à générer les représentations qui facilitent la coopération. Elles peuvent enrichir selon les circonstances la méthode générique proposée précédemment.

 

5. Besoins d'une ingénierie du management

Les idées ainsi développées peuvent paraître classiques et même parfois incomplètes à certains, mais pour l'action, on a besoin de s'appuyer sur une ingénierie où l'on se soucie de traiter les vrais problèmes et de construire la capacité des acteurs à s'approprier la nouvelle configuration. Tout est là pour construire une véritable maîtrise d'ouvrage, garante des objectifs financiers, et triompher des impasses et des conflits tout en tirant parti des ruptures possibles en matière de technologies numériques ou dans la façon de penser.

La rencontre de l'autre, quand celui-ci est handicapé, est aussi la découverte de la différence et de la singularité. Les représentations mentales sont parfois évoquées comme des obstacles mais elles peuvent aussi devenir des aides. A ce moment se produit une sorte de dépassement de la violence dans la transformation des protagonistes.

En abordant les situations par le biais de la violence ordinaire, on provoque des liens entre les contextes et les représentations pour aider à trouver de réelles solutions. Il faut aussi signaler que l'ingénierie des réseaux de santé représente un terrain exemplaire pour la mise en œuvre et la pratique de ces manières de faire. La perception des dynamiques y est essentielle ainsi que l'usage de réflexes systémiques. Construire sur les différences peut faire avancer les choses en entreprise même lorsque les idéologies sont opposées. Inversement, la recherche de terrains médiateurs tels que des projets serait utile pour les problèmes de société. Le point commun est le besoin en animation.

Schéma général



Bibliographie

Olivier du Roy - JC Hunault - Jérôme Tubiana (octobre 1985). Réussir l'investissement productif . Editions d'organisation.

Christian Morel (septembre 1992). Critique de la connaissance ordinaire.Revue Gérer et comprendre

Abraham A. Moles (mars 1995). Les sciences de l'imprécis. Editions du Seuil.

Christophe Dejours (janvier 1998). Souffrance en France. Seuil.

Jean-Pierre Le Goff (avril 1999). La barbarie douce. La Découverte

Luc Boltanski, Eve Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard.

Norbert Alter (juillet 2001). L'innovation Ordinaire. PUF

Dossier (mars 2002). Le pouvoir invisible. Revue Sciences Humaines.

Idées (avril 2002). Entretien avec le père Henri Madelin. Le Point

Bernard Balcet (juin 2002). Evolutions, changement ou rupture dans l'entreprise. Colloque Andé


Edition du 04 octobre 2002.