DEUX TYPES D'ECRITURE



On pourra s'étonner de ce qu'un livre qui s'annonce résolument pratique commence par un mini-exposé théorique sur l'écriture. Tout d'abord, il n'y a rien de plus pratique qu'une bonne théorie. Ensuite, les distinctions mises en place dès le début ont une importance fondamentale. En effet, les façons de procéder sont radicalement différentes, sur le plan éditorial, selon les cas. Le peu de temps perdu au départ sera regagné par la suite, au moment où seront étudiées des situations particulières.

Deux types d'écriture

Avant toute discussion en matière d'écriture et d'édition, il importe de distinguer l'écriture d'information et l'écriture de création. Cette distinction recouvre, dans le sens que je donne à ces deux mots, l'opposition écrivant/écrivain.


L'écriture d'information est celle où la langue ne sert qu'à véhiculer une information. Une recette de cuisine, un rapport, une thèse, un article de journal le plus souvent, mais aussi un manuel d'enseignement, une étude historique, un mode d'emploi, toute la production scientifique ou documentaire, une enquête, et bien d'autres types de textes, se rattachent à cette façon d'utiliser la langue.


Le mot est, dans ce cas, comme un commis voyageur de l'idée. L'auteur s'efface derrière l'information qu'il souhaite transmettre. Seule est en oeuvre la fonction référentielle du langage. Nous sommes dans le monde de ce que Mallarmé appelait l'universel reportage


L'écriture de création correspond au domaine plus restreint où le scripteur cherche à produire un effet par des moyens autres que la seule présentation d'une information. L'auteur peut, ne se contentant pas de démarquer le réel, créer des personnages et un contexte imaginaire. Il a la possibilité d'agir sur le lecteur par les sonorités, le rythme, les images et de nombreux procédés de style. Il peut aussi créer des concepts nouveaux et construire une théorie.


Dans tous les cas, il crée un univers : monde de fiction pour celui qui imagine des personnages parfois plus réels que les gens qui nous entourent ; architecture de mots, constituant aussi un univers, pour celui qui privilégiant la fonction poétique du langage, par un style qui lui est propre, crée une langue dans la langue ; univers philosophique d'une théorie.


L'écriture de création ne se contente pas de transmettre. Elle invente. L'auteur de fiction invente des mondes (même quand il prétend copier le réel) et, avec ses personnages, fait selon le mot de Balzac concurrence à létat civil. Le poète invente des images, une langue et parfois des mots. Le philosophe crée des notions nouvelles à quoi s'ajoutent souvent une méthode et un mode d'expression. Il se distingue ainsi du professeur de philosophie qui se contente de transmettre un héritage. Dans tous les cas, lécrivain crée un univers ayant son style et son unité, style original pour les meilleurs.


La littérature n'englobe pas l'ensemble de l'écriture de création, même si elle en représente l'essentiel. Elle ne constitue qu'un sous-ensemble comme la poésie - forme la plus littéraire de la littérature - représente un sous-ensemble du continent littéraire.


Pour désigner ces deux attitudes devant l'acte d'écriture, on peut préférer d'autres mots. Dans Qu'est-ce que la littérature ? Sartre distingue, par exemple, la poésie de la prose. Peu importe. L'essentiel est de bien mettre en place cette opposition essentielle.

Ecrivant et écrivain

Dans cet exposé, l'écrivant, correspond à l'écriture d'information, l'écrivain à l'écriture de création. Sur le plan légal, ils sont l'un et l'autre les auteurs d''' oeuvres de l'esprit '' et la loi leur reconnaît les mêmes droits.

On constate actuellement, dans les ateliers d'écriture, un emploi différent de l'opposition écrivant/écrivain. L'écrivain serait celui qui a publié chez un éditeur patenté. L'écrivant serait celui qui écrit en aspirant ou non à être publié. Cet emploi me paraît propre à créer la confusion et je n'y recourrai pas.


J'ai entendu aussi, à l'occasion d'un colloque, un intervenant essayer de définir lécrivain par le montant de ses revenus ou du moins par la part que prennent ceux-ci dans ses moyens de subsistance. Cette tentative, comme toutes celles qui veulent donner de lécrivain une définition sociologique, ne tient pas.

Nuances

Dès que l'on a établi une distinction entre deux catégories, il est nécessaire de montrer qu'elles ne sont pas séparées par une frontière linéaire intangible. Il arrive souvent que lécrivant déborde de son domaine et soit peu ou prou écrivain. Ainsi, dès que l'historien n'en reste pas à un compte rendu neutre des faits, dès qu'il s'implique et cherche à séduire, il passe du c'´té de la littérature. Il en va de même pour le journaliste qui fait un reportage. Les meilleurs reporters, à l'instar d'Albert Londres, se rangent parmi les écrivains.


Par ailleurs, sauf dans quelques cas limite, la fonction référentielle qui s'oppose à la fonction poétique ne disparaît jamais tout à fait. La littérature sans sujet reste marginale. Pas de commune mesure avec ce que représente l'art abstrait par rapport à l'art figuratif.


L'essai est plus littéraire que la thèse et donc plus proche de l'écriture de création même si le savoir transféré reste important, le pamphlet est plus marqué stylistiquement que le mémoire.


Au XIXe siècle, tout un pan de la production romanesque comportait une bonne part d'écriture d'information. La fiction remplissait un but documentaire sur tel ou tel milieu, un peu celui qu'a, de nos jours, le reportage. Cet aspect n'a pas entièrement disparu et il est possible de dire, par référence à nos deux catégories, que le roman aujourd'hui reste encore très souvent un genre bâtard. Ou si l'on préfère un genre mixte.

Emploi intransitif ou transitif du verbe '' écrire ''

Dans la ligne de Mallarmé, Valéry, Sartre et Jakobson, Roland Barthes décrit très bien la différence entre les deux modes d'approche de l'écriture dans un article intitulé '' Ecrivain et Ecrivant '' qui a été repris dans ses Essais critiques.


Ce critique, de qui nous est venue l'opposition écrivant/écrivain, oppose l'emploi intransitif du verbe '' écrire '' (Il écrit) à son emploi transitif : (Il écrit un rapport). Pour l'écrivain, l'écriture est une fin en soi. Il se sert de la langue comme d'un matériau : '' Il s'ensuit que lécrivain s'interdit existentiellement deux modes de parole, quelle que soit son intelligence ou la sincérité de son entreprise : d'abord la doctrine, puisqu'il convertit malgré lui, par son projet même, toute explication en spectacle : il n'est jamais qu'un inducteur d'ambigu'¯té ; ensuite le témoignage : puisqu'il s'est donné à la parole, lécrivain ne peut avoir de conscience na'¯ve : on ne peut travailler un cri, sans que le message porte beaucoup plus sur le travail que sur le cri. ''


'€ l'opposé, pour lécrivant, la langue n'est qu'un outil : '' Les écrivants, eux, sont des hommes '' transitifs '' ; il posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parole n'est qu'un moyen ; pour eux, la parole supporte un faire, elle ne le constitue pas. Voilà donc le langage ramené à la nature d'un instrument de communication, d'un véhicule de la “pensée”. […] Ce qui définit lécrivant, c'est que son projet de communication est na'¯f : il n'admet pas que son message se retourne et se ferme sur lui-même, et qu'on puisse y lire, d'une façon diacritique, autre chose que ce qu'il veut dire. ''


Le message de lécrivain est toujours chargé d'ambigu'¯té, même quand il affirme, il interroge encore, alors que, du moins dans son projet, celui de lécrivant cherche à supprimer léquivoque.



Après avoir bien mis en place cette opposition, Roland Barthes note, chez ses contemporains, la volonté de faire aller de pair ces deux modes d'utilisation de la langue : '' Nous voulons écrire quelque chose, et en même temps, nous écrivons tout court. Bref notre époque accoucherait d'un type bâtard : lécrivain-écrivant. ''


Cette double postulation - le journalistique et le poétique - me paraît être de tous les temps et participer de nombreux genres. La poésie seule, quand elle n'est plus de la philosophie ornée et qu'elle se rapproche de son essence, mériterait au sens le plus strict tel qu'il vient dêtre défini, dêtre considérée comme de l'écriture.


En dépit des nuances et des chevauchements, la distinction entre les deux modes d'approche de la langue est un outil théorique précieux auquel je recourrai tout au long de cet ouvrage.

Différence sur le plan éditorial

Sur le plan éditorial, les modes de fonctionnement diffèrent souvent radicalement selon que l'on se trouve dans un genre ou dans l'autre. Par exemple, ainsi que je le montrerai, la réponse à la question '' Faut-il envoyer un manuscrit achevé ? '' n'est pas la même selon que l'on se trouve dans un cas ou dans un autre.

Différences sur le plan de l'écriture

Les pages qui précèdent et qui suivent sont typiquement de l'écriture de documentation. J'organise, définis, distingue sans mécarter de la stricte présentation d'une information.


La différence entre les deux catégories se retrouve aussi dans l'acte d'écrire lui-même. L'écrivant doit avoir sans cesse à l'esprit, pour chaque phrase et même pour chaque mot, le souci de savoir si le lecteur comprendra. Le problème de l'auteur, même quand il parle en son nom propre, n'est pas de se mettre en avant de briller par le mode d'expression, mais de disparaître pour privilégier la solidité de l'information et la clarté de l'exposé. Le brillant n'est pas écarté, mais il vient après la clarté.


Cette continuelle interrogation sur les réactions du lecteur, notamment en ce qui concerne la compréhension, ne se retrouve pas dans l'écriture littéraire. Il arrive fréquemment que l'auteur, en proie à l'inspiration, oublie complètement le lecteur potentiel.


Dans la plupart des cas, la préoccupation relative au lectorat, lectorat imaginé de telle ou telle façon, subsiste. Il arrive parfois que, lorsqu'elle n'a pas été suffisamment présente chez lécrivain, ce soit léditeur qui la mette en avant et demande des aménagements.


Une question peut se poser. Est-ce que l'écriture d'information et l'écriture de création sont compatibles ? En d'autres termes, est-ce que celui qui consacre beaucoup de temps à l'écriture d'information, avec le perpétuel souci du lecteur, ne risque pas d'acquérir des réflexes nuisibles pour l'écriture littéraire ?


Remarquons seulement, pour l'instant, que de bons auteurs comme Hemingway ou Camus ont écrit dans des journaux et s'y sont un peu fait la main. Tout bien pesé, on en vient à l'idée que l'écriture d'information n'est pas une mauvaise école pour faire ses gammes.

POUR ETRE AU TOP

  • Stéphane Mallarmé : '' Crise de vers '', article repris dans Variations sur un sujet.
  • Paul Valéry : '' Poésie et pensée abstraite '' dans Variété ainsi que les autres textes signalés en fin d'ouvrage.
  • Jean-Paul Sartre : '' Qu'est-ce quécrire ? '', premier chapitre de '' Qu'est-ce que la littérature ? '' dans Situations, II.
  • Roland Barthes : '' Ecrivains et écrivants '' dans Essais critiques.


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