Mon chemin vers la peinture, à travers la peinture

   
La peinture a débarqué dans ma vie comme un choc, un bouleversement, en Mars dernier. Et elle m'attire, m'aspire, de plus en plus. Elle occupe environ 1/3 de mon temps actuellement, et envahit aussi les lieux : je ne peux plus manger dans ma cuisine, où la table est occupée par les pinceaux et les tubes de peinture : il va falloir que je fasse rapidement des travaux pour transformer une pièce en atelier...
----> sentiment de changement d'identité : qui suis-je ?
-----> changement de relations : je multiplie les contacts avec les peintres, passe mes week-ends à visiter des ateliers situés parfois dans des quartiers où je n'avais jamais mis les pieds, comme Ménilmontant, mais aussi à Montmartre, et les Frigos, la semaine dernière.
Donc, c'est d'abord une grande perturbation dans ma vie.
Il m'a d'abord semblé qu'il était difficile d'en parler, puis que c'était peut-être l'occasion de faire un peu le point, d'essayer de savoir où j'en suis, ce que cela signifie...

I - Mon chemin vers la peinture

     C'est certainement l'aboutissement de quelque chose qui se préparait depuis longtemps : j'ai étudié
- le dessin et la peinture plus ou moins pendant 10 ans avant le bac : j'ai donc les bases techniques nécessaires pour la peinture à l'eau, l'huile, le fusain, les valeurs, la perspective, etc...
- Pourquoi n'avais-je pas choisi cette voie, malgré les encouragements de mes professeurs ? Parce que d'autres m'attiraient aussi, mais surtout, probablement pour des raisons liées au contexte familial :
     . en effet, si ma famille comptait plusieurs prix de Rome, des commissaires-priseurs, un expert en art, si mon père avait fait l'Ecole du Louvre, m'avait initiée aux arts plastiques, et servi de guide dans une bonne partie des musées, églises et monuments de France, aucun n'avait choisi d'être un artiste. Implicitement, ce n'était pas considéré comme un métier sérieux.
     . mon père est mort accidentellement quand j'avais 16 ans. Je ne m'entendais pas avec ma mère, et pensais ne pouvoir compter que sur moi-même. A l'époque, Sciences Po durait trois ans, donc à 20 ans, je serais en mesure d'être indépendante avec de toutes façons un travail intéressant. A 21 ans, je me suis mariée, et retrouvée enceinte de mon premier enfant, puis quelques années après, divorcée avec deux enfants à élever seule : je n'avais pas le loisir de me poser la question. J'ai essayé de me mettre à peindre dans les années 80 : j'ai laissé tomber faute de temps... tout en continuant d'accumuler des matériaux, des idées, pour si un jour... et à fréquenter assidument les expositions de peinture, à initier mes enfants aux arts plastiques... Et tous deux ont choisi des professions artistiques (cinéma et infographie en 3 D) : ce n'est pas tout à fait un hasard...
En Mars dernier, un psychologue m'ordonne quasiment de peindre. Depuis, je n'arrête plus. J'ai réalisé environ 120 oeuvres actuellement.

II - Mon chemin à travers la peinture

     Il y a déjà un chemin parcouru : ainsi, je suis passé d'un format A4 à des formats moyens, puis relativement grands, le plus grand étant pour l'instant 70 sur 90. Un changement de format entraîne un changement de matériel, mais aussi un changement dans les techniques utilisées, les sujets et la manière de les traiter, etc. Pouvoir utiliser différents formats et supports m'a donné beaucoup plus de liberté, et aidée à progresser.

     Je pense surtout que cela me permet de réaliser une évolution personnelle, qui n'est encore pas très claire, je ne sais pas très bien où cela me mène. J'ai le sentiment d'une remise en cause et d'une transformation de mon identité dans le sens d'un rééquilibrage, du passage d'un raisonnement logique à l'analogique, de l'explicite au symbolique. Il me semble que dans la peinture, il m'est plus facile que dans le roman d'échapper à la déformation sociologique, d'oublier le raisonnement, de dépasser les limites de l'approche scientifique. J'ai l'impression de découvrir quelque chose de complètement opposé à ce que j'avais fait jusqu'à présent : en sociologie, on essaie d'expliquer le plus précisément possible, le plus exactement possible. Là, au contraire, il s'agit de suggérer plus que d'expliciter, de dire indirectement, autrement, sans appuyer, en laissant les choses ouvertes... Il s'agit aussi d'un autre type de recherche : sur les formes, les couleurs, les techniques, les effets. Cette recherche fonctionne dans la liberté, la gratuité. Seule compte l'expression, et la satisfaction obtenue par la réalisation d'une oeuvre d'un point de vue expressif ou esthétique. Le rapport à l'autre ne se pose pas de la même manière non plus :
     . Il est possible de faire une oeuvre personnelle, de A à Z, immédiatement, sans demander l'avis de personne : le sentiment de liberté est quasi total.
     . La diffusion est plus rapide, me semble-t-il, que dans le cas de l'écrit : regarder une oeuvre ne prend pas de longues heures, on en prend connaissance instantanément.
Elle est peut-être aussi plus facile : il existe des lieux d'exposition variés, plus accessibles que les éditeurs pour les ouvrages... Le mode de diffusion de la peinture soulève cependant pour moi une question difficile : les peintres exposent généralement pour vendre, ce dont je n'ai ni besoin, ni envie. Je pense que je pourrais résoudre le problème en faisant une copie, ou encore, ne vendre que ce que j'aime le moins. Car j'ai besoin des oeuvres réalisées pour en faire d'autres, en copiant certains éléments, ou en les transposant autrement, dans d'autres couleurs... C'est là un problème qui n'existe pas dans la musique ou l'écriture : on ne se sépare pas d'une oeuvre littéraire en la diffusant.
Mais en vendant une peinture, j'aurais l'impression de me séparer d'un de mes enfants... Je ne sais pas trop comment résoudre ce problème là, car il n'est pas possible d'accéder aux galeries, et même à certains salons, sans vendre, et j'ai tout de même envie d'exposer....

     Suivre ce chemin est-il en rupture totale avec ce qui a précédé ? Avec la sociologie, peut-être, mais pas avec le roman, et encore moins avec la systémique, car un tableau est un système : ex., les couleurs de la palette sont choisies les unes en fonction des autres, et même les couleurs "de rupture" le sont en fonction de leur capacité de rompre l'harmonie créée par les autres, elles trouvent leur place et leur sens par rapport à l'ensemble. Et l'oeuvre, aussi personnelle qu'elle soit, n'est pas étrangère à son contexte écologique ou social : j'ai ainsi remarqué que les bleus et verts de la mer que j'avais sous les yeux cet été se retrouvaient sur ma palette, qui est dominée cet automne par les couleurs des feuilles que je contemple par la fenêtre.
J'avais d'ailleurs intégré le rôle du temps dans ma pratique de la systémique, dans ma thèse sur le système politique du Chili, grâce à un tableau de Paul Klee à Beaubourg... Et l'hologramme, en concrétisant l'idée de la redondance chez Yves Barel, avait fortement contribué à clarifier pour moi cet aspect des relations entre les éléments d'un système social ; je le retrouve souvent aujourd'hui, lorsque je travaille la peinture en transparence...


                                             Marie-Noëlle Sarget


                                                                                          Paris, 11 décembre 2004.